Formica paralugubris

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Fourmilax
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Formica paralugubris

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Depuis un an que je les côtoie, il est grand temps que je vous parle de "mes" fourmis.

Formica paralugubris. Certains reconnaîteront l'espèce. Formica paralugubris est une fourmi des bois, une de ces grandes rousses dans les forêts de sapins, qui forment des dômes d'aiguilles géants, et ont un rôle si important dans la santé de nos forêts...
Mais F. paralugubris est un peu spéciale... assez spéciale pour attirer l'attention de BBC Earth et notre cher David Attenborough il y a quelques années, et pour nous avoir fait découvrir les curieuses supercolonies que l'espèce forme dans son aire naturelle du Jura.

Une supercolonie ? c'est quoi ?

C'est un immense réseau de fourmilières qui, plutôt que de défendre chacune leur territoire, se connectent au contraire entre elles, s'échangeant des ressources, du couvain, des ouvrières, et formant de véritables artères à travers le sous-bois. Et les chiffres deviennent vertigineux : dans la forêt du Jura, les supercolonies atteignent des milliers de nids, sur des dizaines d'hectares. Chaque nid renferme des centaines de milliers de fourmis, jusqu'à un million pour les plus gros, et compte des centaines, des milliers de reines.

Mais pourquoi ais-je le culot de les appeler "mes" fourmis ? Eh bien j'ai la chance d'avoir pu faire de cette espèce mon travail ! Haha, ça vous en bouche un coin, je suis employé par des fourmis... Bon, pas vraiment. Mais cela fait un an déjà que j'ai débuté dans le cadre de mes études de recherche en biologie, un doctorat à l'université de Lausanne sur l'étude de F. paralugubris ! Nous nous penchons en particulier sur la génétique de l'espèce: Comment les gènes sont transmis à travers la supercolonie ? Pourquoi, alors que les nids sont aussi proches et interconnectés, ces flux de gènes sont-ils si restreints ? Comment se passe la reproduction ? Comment la coopération entre des individus sans liens de parenté a-t-elle évolué pour permettre ces immenses réseaux ?

Ce qui est cool, c'est que je fais beaucoup de terrain au fil des saisons, et je commence à connaître intimement ces fourmis... Sur la zone de mes études, j'ai pu voir parmi les 960 nids que j'ai trouvés pléthore de trucs super sympas. Les reines qui sortent se prélasser au soleil de printemps, alors que la neige recouvre encore une partie du nid, les vols nuptiaux qui ont lieu dans l'herbe des clairières au milieu de la supercolonie, les jets d'acide puissants qui repoussent même les scientifiques les plus féroces... On ne croirait pas, mais après une seule journée d'échantillonnage, j'ai eu des cloques au bout des doigts à cause de l'acide formique. On ne le sent pas forcément (à moins que ça tombe sur une plaie ou, pire, dans l'oeil -true story bro), mais il absorbe dans la peau et brûle les tissus de l'intérieur !

Et ces 960 nids que j'ai pu relever font tous partie du même réseau, un réseau qui traverse 80 hectares de forêt de sapins, de caillasse, de myrtilles. Certains sont plus petits qu'une taupinière, d'autres sont tellement larges qu'ils arrivent à hauteur des yeux, et qu'on doit grimper dessus pour atteindre le sommet de la main...

Malheureusement, tous les nids ne sont pas dans la même forme. Certains semblaient vides, morts. Les ressources pour nourrir une telle population se font étonnamment rares dans le climat rude des montagnes, et parfois les nids ne trouvent plus leur compte, ou alors peut-être que le froid glaçant de l'hiver, ou la chaude sécheresse estivale intensifiée par le dérèglement climatique causent des pertes... Ces nids morts, sont-ils perdus à jamais ? ou la colonie a-t-elle le pouvoir de les recoloniser quand les conditions sont meilleures ? La question, pour l'instant, reste posée...

C'est peut-être ça la force de la supercolonie : la résilience face à l'adversité, l'entraide pour venir en aide à celles qui souffrent, la fraternité avec les autres de son espèce... A méditer les humains...
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Re: Formica paralugubris

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Tu aurais des photos à nous partager ?
Salut !
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Re: Formica paralugubris

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Le fourmiste a écrit : mer. 26 avr. 2023 16:07 Tu aurais des photos à nous partager ?

C'est prévu ! Je compte bien partager entre autres des photos, mais un peu de patience, il faut que je fasse le tri d'abord !
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Re: Formica paralugubris

Message non lu par Horace »

Salut Fourmilax *salut*
Super sujet de doctorat (ce n'est pas ici qu'on va dire le contraire). Je marchais justement en forêt tout à l'heure dans le Nord de la France où il y a aussi une super colonie de Formica. Elles sont dans une forêt de hêtres. En parcourant la forêt, je peux compter des dizaines de dômes de différentes tailles sur une surface d'environ 20 hectares. Elles forment d'immenses colonnes larges de presque 1 mètre et, quand elles marchent sur des feuilles sèches, on entend un bruissement continu. Impossible de s'arrêter quelques secondes dans cette forêt sans avoir de grosses Formica qui me montent sur les chaussures et, si je ne suis pas attentif à les retirer, elles me mordent les mollets. J'ai remarqué que ces grosses colonnes montent ensuite à la verticale sur les gros troncs des hêtres ; il doit y avoir de vraies usines à pucerons là-haut. Que sais-tu de la répartition de ces super colonies ? Est-ce courant d'en trouver dans le Nord de la France, en plaine ? Ici les dômes ne sont pas en aiguilles de pin car il n'y a quasiment que des hêtres ; qu'en dis-tu ?
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Re: Formica paralugubris

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Salut!

C'est super intéressant comme sujet d'étude! C'est une espèce passionnante et je pense que l'on a encore beaucoup à apprendre sur elle. Que ce soit dans la myrmécologie ou dans le monde de la biologie animale en général.
D'ailleurs, quelles sont les techniques que tu utilises pour déterminer les liens de parenté et/ou génétique entre les différents nids? :think: Ça me semble assez compliqué d'un point de vue externe comme le mien.

J'ai hâte de te lire et que tu nous partages tes découvertes!
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Re: Formica paralugubris

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Super job ! Et superbe post pour nous le présenter !
Formicophile amateur, si jamais vous passez entre Grenoble et Valence vous êtes les bienvenus !
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Re: Formica paralugubris

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Ça a l’air passionnant ce que tu fais comme travail sur cette espèce. Enfin c’est l’impression que tu donnes.
C’est intéressant ces histoires de super colonies.
Merci du partage.
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Re: Formica paralugubris

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Fourmilax a écrit : mer. 26 avr. 2023 15:38Malheureusement, tous les nids ne sont pas dans la même forme. Certains semblaient vides, morts. Les ressources pour nourrir une telle population se font étonnamment rares dans le climat rude des montagnes, et parfois les nids ne trouvent plus leur compte, ou alors peut-être que le froid glaçant de l'hiver, ou la chaude sécheresse estivale intensifiée par le dérèglement climatique causent des pertes... Ces nids morts, sont-ils perdus à jamais ? ou la colonie a-t-elle le pouvoir de les recoloniser quand les conditions sont meilleures ? La question, pour l'instant, reste posée...

Je fais le même constat chaque fois que je monte aux grandes fourmilières de Formica rufa du bois de Neuvon, situé à 2h10 de marche de chez moi (mais je fais les 2/3 du trajet en bus), lesquelles fourmilières connaissent des aléas incompréhensibles pour nous autres les humains. Soient elles changent de place par déficit d'ensoleillement, soit elles déménagent parce que des prédateurs myrmécophages les importunent trop souvent. Il y a aussi là haut des traces d'anciens dômes et des fourmis rousses qui reconstruisent quelques années plus tard sur l'une de ces ruines, on se demande pourquoi. Des fourmilières meurent, d'autres sont fondées plus loin. Ça va, ça vient, c'est comme ça chez ces fourmis là. :think:
Horace a écrit : mer. 26 avr. 2023 17:48Elles forment d'immenses colonnes larges de presque 1 mètre et, quand elles marchent sur des feuilles sèches, on entend un bruissement continu. C'est la Marabunta que tu entends, c'est-à-dire le crissement que font les millions de pattes de fourmis sur les feuilles sèches ainsi que tu nous le rapportes, et le mot "Marabunta" désigne en Amérique hispanophone une migration massive et destructrice de fourmis légionnaires. Même un raid de Polyergus rufescens émet ce bruit caractéristique lorsqu'il foule un tapis de feuilles mortes. :hihi:

Impossible de s'arrêter quelques secondes dans cette forêt sans avoir de grosses Formica qui me montent sur les chaussures et, si je ne suis pas attentif à les retirer, elles me mordent les mollets. Tant qu'elles ne montent pas plus haut c'est l'essentiel. Notre scrotum a beau être épais, il n'en demeure pas moins une zone sensible qui craint les morsures. *suspect* « Vas-y, montes la fourmi ! Tu va voir de quel bois je me chauffe ».

J'ai remarqué que ces grosses colonnes montent ensuite à la verticale sur les gros troncs des hêtres ; il doit y avoir de vraies usines à pucerons là-haut. Ah ! Quand elles peuvent grimper là où il faut, mais pas jusqu'au nid à morpions. :mrgreen: Par chez moi ce sont les chênes sessiles et les cèdres de l'Atlas qui font monter les ouvrières de Formica rufa aux hémiptères qu'ils hébergent (pucerons, cochenilles, autres). Tu peux le dire : ce sont de véritables "usines" à pucerons ces majestueux arbres. :-P Slurp Miam !

Que sais-tu de la répartition de ces super colonies ? Est-ce courant d'en trouver dans le Nord de la France, en plaine ? Ici les dômes ne sont pas en aiguilles de pin car il n'y a quasiment que des hêtres ; qu'en dis-tu ? Dans le Nord de la France on note la présence de Formica rufa et de Formica pratensis. Quant aux matériaux utilisés par tes fourmis rousses pour fabriquer leur dôme, tu devrais aller voir de quoi ils sont faits exactement. Je suis curieux de le savoir. :eh:

Et pour clore mon commentaire, voici ce que j'utilise pour ouïr la Marabunta (c'est du fait maison :]) )

Mon MarabuntaPhone..., Formica paralugubris
Mon MarabuntaPhone...
ou Marabuntascope., Formica paralugubris
ou Marabuntascope.

:tututu: « T'es chié, I-D-É-MYR, de répondre à la place d'autrui ».
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Re: Formica paralugubris

Message non lu par Fourmilax »

Hé bé, merci pour les retours !
Une fois n'est pas coutume, I-D-É-MYR a tout dit...

Comme promis, voici quelques clichés des belles rousses ;) :



Au dégel, le sol est froid et les fourmis, bien sombres, s'amassent au rayon du soleil pour chauffer. Elle ramèneront leur chaleur accumulée dans les galeries pour chauffer les chambres à couvain, avant que la ponte ne redémarre :
jusqu'à peu, la neige couvrait encore <br />une partie des nids, Formica paralugubris
jusqu'à peu, la neige couvrait encore
une partie des nids


Certains nids sont émormes, comme celui-ci, <br />avec 4m d'envergure facile, Formica paralugubris
Certains nids sont émormes, comme celui-ci,
avec 4m d'envergure facile


Profitez bien de ce petit aperçu de mon quotidien hé hé...
NicoW a écrit : mer. 26 avr. 2023 18:09 D'ailleurs, quelles sont les techniques que tu utilises pour déterminer les liens de parenté et/ou génétique entre les différents nids? :think: Ça me semble assez compliqué d'un point de vue externe comme le mien.
Excellente question... De nos jours la technologie a bien progressé pour étudier la génétique, et le séquençage de nouvelle génération permet d'obtenir le génome complet d'un individu à un prix raisonnable. Pour ceur qui connaîtreraient, on utilise les machines Illumina (Novaseq 6000). En gros l'ADN est coupé en myriades de petits morceaux de 150 bases de long, qu'on colle par un bout sur une plaque, et chaque morceau est séquencé en parallèle de tous ses copains, ce qui permet de traiter en même temps 4 milliards de morceaux. Après, on les réaligne ensemble et sur un génome de référence, pour retrouver notre génome complet, ou plutôt nos génomes parce qu'avec toute cette parallélisation on peut faire plusieurs dizaines à centaines d'individus en même temps...
Horace a écrit : mer. 26 avr. 2023 17:48 Que sais-tu de la répartition de ces super colonies ? Est-ce courant d'en trouver dans le Nord de la France, en plaine ? Ici les dômes ne sont pas en aiguilles de pin car il n'y a quasiment que des hêtres ; qu'en dis-tu ?
Alors la densité et le nombre de nids ne veut pas forcément dire qu'on est dans une supercolonie... De ce que j'ai pu trouver, les Formica rufa et F. pratensis présentes dans le nord de la France ne forment pas de supercolonie, mais peuvent quand même former des petits réseaux de nids (souvent 1 nid primaire, et des nids satellites occupés uniquement quand la saison le permet), qui vont être en compétition avec leurs voisins. Pour distinguer la supercolonie, mes prédécesseurs faisaient des tests d'aggression: En créant un "combat" entre des fourmis prélevées sur deux nids à tester, la présence ou absence d'aggression permet de savoir si les nids sont "amis" ou non...
C'est quelque chose de plutôt facile à faire, mais pour tester chaque nid, ça demande de la main d'oeuvre ou du temps, alors à vos boîtes :-P !
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Re: Formica paralugubris

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Bah ! Il manque un I-D-É-MYR dans ton coin pour effectuer des prélèvements et procéder à des tests en même temps.
Moi qui adore ça me balader en forêt au milieu des belles fourmilières. :-(

Bou Ouuuuuuuh ! :'(
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